(Première partie)

En ce temps-là, on parlait dans notre région une langue régionale qui ressemble plus à l’anglais qu’à l’allemand. Tout le monde parlait cette langue qui aujourd’hui, 60 ans plus tard, est quasiment morte. Mais mon grand-père Erwin, enseignant, s’opposait à ce que je parle cette langue régionale. Il disait que ce serait par la suite un handicap à l’école. Je devais parler le bon allemand, et les gens de mon entourage devaient parler le bon allemand avec moi. Ma mère, qui obéissait toujours aveuglement à son père, se faisait ambassadrice de la volonté de son père auprès du reste de la famille, elle surveillait que l’on s’adresse à moi exclusivement en bon allemand. Tous, sauf le grand-père paternel Anton qui ne disait de toute façon pas grand-chose, obéissaient. Ma mère disait que grand-père Anton était un arriéré. A cette époque-là, l’instituteur, par son statut et son niveau d’étude, jouissait encore d’une grande autorité. Ma mère affirmait aussi à tout le monde, notamment dans les magasins quand elle allait faire les courses avec moi, que sa fille ne comprenait pas la langue régionale. Il fallait donc parler le bon allemand si quelqu’un voulait s’adresser à moi. Par loyauté pour ma mère, j’ai fait semblant de ne rien comprendre pendant des années. Si par malheur, j’utilisais un mot tiré de la langue régionale, je me faisais tout de suite gronder, pire, ma mère me ridiculisait, j’avais honte et je faisais attention par la suite. En même temps je culpabilisais parce que je n’avais pas respecté mon devoir de loyauté envers elle à faire semblant.

Bien évidemment, je comprenais tout ce que les gens disaient. Il est impossible pour un enfant de baigner tous les jours dans un environnement linguistique sans rien comprendre. Le cerveau est ainsi fait. Très jeune, j’avais remarqué que ce que les adultes se racontaient entre eux ne correspondait souvent pas du tout à la version épurée qu’ils me présentaient. L’allemand standard était donc pour moi la langue du mensonge. Pour communiquer, je devais me limiter à la langue du mensonge dans laquelle j’étais sommée de dire la vérité. Pourtant, à mes yeux, la langue qu’ils parlaient entre eux était bien plus riche et plus vraie, empreinte de sentiments de toutes sortes, mais il m’était interdit de m’en servir et même de la comprendre, ce dont je ne pouvais toutefois pas m’empêcher, si bien que je me sentais coupable de ma désobéissance. La théorie de Sabine qui disait que l’on pouvait faire ce que l’on voulait, tant que personne ne le savait, m’a donc beaucoup soulagée. Je souffrais moins de cette culpabilité de comprendre la « langue interdite », il fallait juste cacher mes connaissances et, surtout, veiller à ne pas me trahir !

Cette situation paradoxale et schizophrène me pesait, bien sûr, mais je ne m’en plaignais pas, parce que je ne savais pas que la vie pouvait être autrement. On me disait toujours que c’était pour mon bien et que j’avais beaucoup de chance d’avoir un grand-père qui savait des choses. J’étais soumise à un grand stress permanent et je sentais souvent un grand poids sur la poitrine. – A cette époque-là, on ne se préoccupait nullement du psychisme. Dans les régions rurales, l’existence même d’un psychisme qui pourrait avoir des répercussions sur la santé physique n’était probablement même pas connue. L’urgence étant à survivre, les maladies étaient omniprésentes, nous avions un docteur qui pouvait parfois donner un médicament pour aller un peu mieux ou envoyer quelqu’un à l’hôpital pour une opération. Sinon, on devait rester au lit et au chaud, manger léger, la soupe au lait de préférence, et puis boire du thé.  Au bout d’un moment, ça allait mieux, puis ça recommençait et le docteur revenait. Et comme j’entendais souvent des paroles comme « la vie est un calvaire » ou « il faut souffrir pour être belle », j’acceptais tout cela comme quelque chose d’inévitable, faisant partie de la vie, y compris les maladies. – J’ai compris le fonctionnement de cette machinerie malsaine bien des décennies plus tard, car cette dévalorisation de la langue régionale était entourée d’un immense tabou. Il est probable que le stress occasionné par ma situation linguistique schizophrène et les efforts que je devais fournir pour ne pas y sombrer aient fortement pesé sur mon état de santé très fragile.