(Extrait de la deuxième partie)

Cette même fille, grâce à la télévision qu’elle regardait certainement souvent, était au courant de beaucoup plus de choses que nous autres. Un jour, j’avais huit ans, elle me disait fièrement que le père Noël n’existait pas. – Comment ça ? Mais il venait toutes les années sur la place du marché, distribuait des noisettes, des pommes et du chocolat aux enfants qui récitaient une poésie. Et à Noël, il passait dans toutes les maisons pour y déposer les cadeaux destinés aux enfants. On ne pouvait pas le voir alors, car il avait beaucoup de travail, il devait tellement se dépêcher qu’il passait en coup de vent. – Elle insistait et me disait que je devais demander à mes parents. Aussitôt rentrée de l’école, je posais la question à ma mère qui disait que la fille racontait n’importe quoi parce qu’elle était bête. J’ai demandé à tour de rôle à mon père, à mes grands-parents, tous insistaient sur l’existence du père Noël. Mais la fille insistait toujours. Moi, je défendais l’honneur de mes parents. Rien à faire ! Elle ne voulait pas en démordre. J’ai alors demandé à la maîtresse. Elle m’a répondu que pour sa part, elle fêtait la naissance de Jésus à Noël. Mais qu’il y avait effectivement un père Noël sur la place du marché et il fallait que je pose la question à mes parents. Mlle Schmidt n’était pas encore mariée et n’avait donc pas encore d’enfants. C’était sûrement pour cela qu’elle ne savait pas très bien comment c’était avec le père Noël. 

Mon dernier espoir était Monsieur le Maire à l’hôtel de ville. Je m’y suis rendue, j’ai frappé à sa porte et il m’a reçue. Il m’a confirmé que le père Noël existait bel et bien.

Forte des avis de toutes les autorités, il ne me restait qu’à punir cette fille qui n’arrêtait pas de me contredire. Je l’ai donc agressée à force de coups de poing et de gifles. A cette époque-là, si quelqu’un, enfant ou adulte, insistait trop avec son opinion qui ne correspondait pas à ce qui paraissait évident, il fallait appliquer la violence pour le faire taire. C’était normal : il n’y avait pas d’autre solution.

Je ne me souviens pas exactement comment cela s’est alors passé. C’était une mésaventure qui ressemblait dans le fond à celle où j’avais défendu l’honneur des chiffres face à mon cousin qui comptait faux, mais cette fois-ci, j’avais défendu l’honneur de toutes les personnes auxquelles je pensais pouvoir faire confiance. Toutes m’avaient menti.

Je me sentais anéantie. J’ai compris que je vivais dans une société de brutes, qui devaient ressentir un malin plaisir à m’induire consciemment en erreur. Ce sont mes parents, mes grands-parents, c’est ma famille. Quelle horreur ! Ils se soutenaient entre eux pour mieux mentir. Ils se moquaient de ma bonne foi, me punissaient parce que j’avais défendu leur honneur. Eux pouvaient impunément jouer à ce jeu cruel.  Ils savaient que je ne pouvais pas m’évader, pas encore. Plus que jamais, mon désir de partir battait en moi : partir, partir, partir, aller ailleurs, n’importe où, quitter cette emprise, quitter ces parents et tous ces gens que je suis censée aimer, auxquels je devais dire que je les aimais. Ne se rendaient-ils pas compte que toute cette méchanceté, cette brutalité n’avait aucun sens ? Eux ne connaissaient même pas l’amour de Mlle Schmidt, l’amour du prochain où on aide quelqu’un qui en a besoin et qu’on se sent bien d’avoir pu aider. Eux aiment juste jouer avec moi, tous ensemble contre moi, m’induire en erreur et se moquer de moi, voilà leur seul plaisir. Je hais leur amour !