(Troisième partie)

Nous étions si nombreux qu’en première année de gymnase, les enseignants n’arrivaient pas à se souvenir des noms de tous, nous devions alors afficher nos noms sur un carton plié. Nous avions désormais des enseignants différents pour chaque matière. Un des enseignants avait choisi de nous appeler par notre nom de famille. C’était vraiment étrange pour des enfants de 11 ans, cela ne nous plaisait pas, mais notre avis ne nous avait pas été demandé. Les enseignants étaient assez sévères, il n’y avait plus de relation personnelle comme avec Mlle Schmidt. Mais j’aimais toujours autant l’école, car c’était tellement mieux qu’à la maison et comme les trajets prenaient beaucoup de temps, je passais nettement moins de temps à la maison.  

Au gymnase, les cours étaient beaucoup plus intéressants qu’à l’école primaire. Je me rendais compte d’une semaine à l’autre que j’avais vraiment appris de nouvelles choses, et face aux enseignants, je pouvais poser des questions ciblées sur leur matière, les questions étaient rarement interdites ou malvenues, bien au contraire. A l’école primaire, je ne me concentrais jamais, mes pensées se promenaient sans cesse, je n’avais pas souvent l’impression d’apprendre, en tout cas pas d’une semaine à l’autre. Je découvrais ce qu’est la concentration, je sentais ma tête travailler et j’aimais cela. J’ai ressenti un vrai bonheur quand le prof de maths nous a présenté les bases numériques. Nous utilisons couramment le système décimal, néanmoins nous comptons aussi les œufs par douzaine, c’est la base douze. Il nous a expliqué que le système de base deux est extrêmement intéressant. Seuls les chiffres 1 et 0 y sont utilisés. Il avait lu un article scientifique à ce sujet, une idée qui venait de sortir. Ce système serait la grande nouveauté qui allait changer notre monde. Cela prendrait encore du temps, mais nous vivrons avec cela plus tard. Il avait raison, toute l’informatique fonctionne en système binaire. Notre prof de maths nous a tenu ces propos en 1963, les premiers ordinateurs ont fait leur apparition dans la vie courante dans les années 90. Parmi tous mes amis de ma génération, je suis la seule qui ait été informée 30 ans à l’avance que l’informatique allait changer le monde.

Nous commencions l’anglais, c’était magnifique. J’avais déjà entendu de la musique très entraînante en anglais, la première fois c’était dans le juke-box d’un restaurant où nous étions allés manger un poulet rôti en famille. J’avais regardé dans le juke-box qui jouait cette jolie musique, c’étaient des gens du nom de « Beatles » et c’était tout nouveau. L’anglais était facile à apprendre pour nous, et avec la musique, c’était dans le vent, ça faisait chic. Rapidement, nous exercions notre anglais sur le chemin de l’école, en parlant anglais entre nous. En tant que bonne élève, je n’avais pas de problèmes avec les enseignants, sauf avec la prof de gymnastique. J’étais souvent malade, je n’avais pas de force, des douleurs dans les articulations, de la peine à respirer, je n’arrivais pas à effectuer les exercices comme il faut. Je me faisais souvent insulter, rabaisser. Une fille nommée Helena avait le même problème. Je me sentais très proche d’Helena à cause de cela, nous nous lancions des regards de solidarité en retenant nos larmes. Comble de malheur, il n’y avait qu’une seule prof de gymnastique pour les filles et notre docteur n’était pas d’accord de me faire une dispense de gymnastique. J’ai dû supporter la prof méchante pendant 8 années scolaires. La 9ème année, la gym était facultative, alors j’ai joyeusement mis mon maillot de gymnastique au feu et je me suis juré que je ne ferai plus jamais de sport de ma vie.

Dès la deuxième année, la « Quinta », nous avons été séparés en deux classes. C’était plus agréable, tant pour les élèves que les enseignants. Une bonne partie de nos enseignants étaient des vétérans de guerre ou réfugiés qui souffraient certainement de traumatismes psychiques et/ou physiques plus ou moins graves, ce qui les rendait très caractériels. A l’époque, on ne parlait pas du tout de cela, je ne savais donc pas pour quelle raison ils étaient comme ils étaient. Notre environnement dans la vie privée était de toute façon pareil. Un professeur de mathématique m’avait traumatisée un jour. Plusieurs garçons s’étaient mis ensemble pour mettre un autre garçon dans l’embarras, ce qui n’est certes pas gentil. Le garçon victime pleurait quand le professeur est arrivé. Pour punir les garçons agresseurs, il les a obligés à se battre violemment entre eux. Il criait et leur donnait des coups parce qu’ils n’étaient pas assez violents. C’était horrible à voir. J’étais assise près de la fenêtre et je voulais sauter, on était au rez-de-chaussée. Malgré cette possibilité de m’enfuir, j’étais tétanisée, je n’arrivais plus à bouger et à peine à respirer. Personne ne bougeait dans la classe devant ce spectacle de violence extrême. A cette époque-là, la violence était socialement acceptée en tant que moyen de conviction. Ensuite, nous devions faire des exercices de mathématique, sans un bruit. Comme cela s’était justement passé au moment où nous devions choisir notre future section, langues ou math-sciences, moi qui aimais beaucoup les chiffres ai changé d’avis d’un jour à l’autre et j’ai choisi les langues. Cela a largement influencé mon futur, car si j’avais choisi math-sciences, je n’aurais jamais appris le français.

Un de nos professeurs d’anglais avait également des accès de violence. C’était un excellent professeur, il arrivait à nous passionner et nous pousser comme personne d’autre. Mais il s’énervait souvent, hurlait, donnait de mauvaises notes à chaque élève qui respirait au mauvais endroit en lisant une phrase et avait d’autres idées saugrenues pour nous faire la démonstration de son pouvoir. Cela ne nous empêchait pas d’avoir du plaisir lors des cours d’anglais. Comme il ne voulait pas chanter avec nous, Rebekka et moi lui avions demandé la permission de préparer régulièrement des petites leçons de chant en anglais. Nous jouions toutes deux de la flûte et pouvions ainsi préparer les mélodies. Le prof a accepté notre proposition. Ainsi , nous avons pu donner nos leçons de chant. De longues années après avoir terminé le gymnase, j’ai appris que ce même professeur avait fini par assassiner son épouse dans un accès de rage. Cela ne m’étonnait qu’à moitié, vu ses crises de colère. Par bonheur, il n’a jamais assassiné un élève. Je suis vraiment triste pour ses deux filles que je connaissais bien.

Ces deux enseignants ne sont que des exemples, tous étaient d’une manière ou d’une autre marqués par la guerre, même les plus jeunes qui l’avaient vécue en tant qu’adolescents. J’aimais néanmoins l’école, l’ambiance générale était beaucoup plus stimulante qu’à la maison, mes contributions aux cours étaient appréciées, ma curiosité y était bienvenue, alors que dans la vie privée, je dépensais beaucoup d’énergie à me retenir.