(Première partie)
J’avais remarqué qu’entre ces deux langues, les chiffres et les couleurs restaient inchangés. Les chiffres et les couleurs étaient donc une constante, quelque chose de l’ordre divin, car porteur de la vraie vérité. Dans ma tête, j’avais découvert un espace de réflexion où flottaient les chiffres et les couleurs, cet espace était rempli de mes sentiments, de mon ressenti et de mes émotions, de perceptions pures de mes sens, sans passer par l’intermédiaire d’une quelconque qualification que le langage amène inévitablement. Cet espace me permettait de réfléchir dans ma solitude intérieure, l’absence de formatage protégeant le contenu contre toute intrusion éventuelle. J’ai conscience aujourd’hui que cet espace m’a sauvée, je m’y sentais – et je m’y sens toujours – à l’aise, détendue et en sécurité dans mes réflexions. Je pensais à l’époque que tout le monde devait avoir son espace de réflexion. Mais c’est peut-être une erreur. Je n’ai jamais posé la question à personne.
Les chiffres et couleurs servent d’une certaine manière de valises virtuelles qui emportent dans l’espace la matière à réflexion brute, collectée dans la réalité de la vie. Après traitement des informations entrées dans l’espace protégé, les résultats reprennent place dans les chiffres et couleurs et ressortent dans la part du cerveau qui gère la communication. Vient alors la question du formatage en mots qui doivent répondre au plus près au sentiment de base. Aucun mot, aucune parole n’atteindront jamais la perfection de la pensée non formatée : il s’agira toujours d’une traduction. En tant qu’êtres humains vivant en société, nous ne pouvons pas échapper à cette imperfection, nous pouvons juste nous rapprocher au mieux de nos moyens à cette essence dépourvue de formatage que nous possédons néanmoins à l’intérieur de nous. J’ai constaté – et je le constate encore tous les jours : les trois langues que j’utilise couramment (allemand, français, anglais), ne sont de loin pas égales pour exprimer des idées précises. Une langue, c’est une culture, une histoire, une évolution, un système politique et social, un système de valeurs, des tabous, des règles de politesse, etc. Ayant travaillé pendant de longues années comme traductrice dans les milieux commercial, technique, juridique et scientifique, j’ai pu constater que pour traduire un message ou une idée d’une langue à une autre, il vaut mieux prendre sa distance des mots, car les mots ne couvrent pas le même spectre et le risque de confusion est important.
J’ai fait moi-même quelques expériences étonnantes à l’époque où mon français était encore en voie d’acquisition. Il m’est arrivé de ne plus savoir comment je m’appelais. Voici l’histoire : j’étais mariée depuis quelques années et je vivais en Suisse romande. J’avais bien sûr changé de nom lors de mon mariage. Un jour donc, je reçus le téléphone d’une personne qui s’était trompée de numéro. Lorsque celle-ci m’a demandé en allemand avec qui elle parlait, tout naturellement, je lui ai donné mon nom de jeune fille ! Au moment où les paroles sortaient de ma bouche, je savais bien que c’était faux, et j’en restais perplexe.
Dans un autre cas, j’ai répondu à la même question à deux personnes différentes, une fois en allemand et une fois en français. J’ai constaté que mes réponses étaient totalement différentes, car conditionnées par les environnements linguistiques qui n’avaient pas les mêmes règles sur ce qu’il convient de dire face à cette question. – Ces observations ont passé beaucoup de temps dans mon espace de réflexion interne, m’ont permis de comprendre énormément de choses et d’élaborer mes techniques personnelles de communication.
Quand je me trouve à discuter de temps à autre avec des personnes qui connaissent les mêmes langues que moi, je me sens très détendue et j’apprécie énormément ces moments. J’en ai discuté avec quelques-unes qui m’ont confirmé ce sentiment agréable de liberté et plénitude. Du fait de pouvoir sauter d’une langue à l’autre à notre gré, nos entretiens gagnent une saveur particulière, une espèce de complicité joyeuse se crée, l’espace d’un moment.
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